2 septembre 2010
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18:50
Le soleil a mis du temps à lever le voile des brumes de l'Entre-deux-Mers ce matin, comme si cette nuée voulait encore, un instant, boire la rondeur des grains et se saouler des sucs prometteurs. Les feuilles bruissent du ronronnement des machines qui vont prendre le chemin des rangs, les hottes se chargent, les sécateurs testent leur coupant et les voix murmurent comme pour sacraliser l'instant de l'ouverture, l'instant de la récolte.
Dans ma tête ces moments sont gravés et souvent couverts « d'étoiles d'araignées » et des poussières de souvenirs au fond de la cave, du chai ou de la grange. Aujourd'hui c'est le début des vendanges en Bordelais, celles des Blancs qui ouvrent le bal des gueilles de bondes qui scelleront un jour les calices des délices de Bachus.
Petite, rien ne m'aurait empêché d'aller scruter l'horizon au Ruzat à Sadirac ou près de l'Enclo à Vayres pour voir monter les vendangeurs et mes grands-pères, héros de mes rêves d'enfant juchés sur leurs machines rugissantes. Je les ai senties ses vignes en Graves de Vayres ou en Bordeaux Supérieur, imitant les gestes des mains rugueuses de mes aïeuls comme si j'avais pu faire jaillir de mes petites mains la joie que je lisais dans leurs yeux à tous les deux.
Mon premier geste était de me mettre pied nu au grand désespoir de ma mère et de mes grands-mères qui imaginaient les rhinopharyngites qui ne manqueraient pas de pointer leur nez aussi sûrement que la rentrée des classes. Mais je m'en fichais, quel bonheur de sentir la terre sous mes pieds, de la sentir vibrer comme un dernier hommage à la vigne qui allait donner ses fruits.
Je revois encore mes grands-pères cueillant la première grappe avec autant de délicatesse que s'ils avaient eu entre les mains un nouveau né. Ils la scrutaient au soleil de septembre, la soupesaient, la respiraient. Ils avaient le sens de la vigne, de la terre, l'un comme l'autre, ils savaient ce qu'ils lui devaient. C'était et c'est encore un moment magique, cette veille des vendanges où chaque rayon de soleil est important, où le vent et la pluie sont à la fois ennemis et amis. C'était une veillée d'armes comme avant l'apogée d'une bataille entre la guerre et la paix.
L'instant du sacré passé, je reprenais la vie et courrais toute la journée de rang en rang, babillant avec les grands, jouant avec les petits, organisant des barbouilles géantes avec les cousins et les cousines. De temps à autre la voix grave d'Henri rappelait les petits à l'ordre ou la main d'Eugène appliquait la frotte à l'ail factice menaçant de punitions bien sûr imaginaires.
Ces vendanges-là en Bordelais ont parfois le seul goût des madeleines de Proust et des souvenirs de gosses. Que reste-il de ces vignes que mes grands-pères labouraient inlassablement au rythme de la pousse de l'engrais vert ? Que reste-t-il des coups de sécateurs choisissant les fruits à tomber dans la baste ? Que reste-t-il des chants et voix des vignes qui se répondent de rang en rang ? Que reste-t-il des tablées aux nappes blanches qui finissaient les semaines de vendanges ?
La réalité est devenue parfois moins poétique pour qui ne s'arrête pas, pour qui ne sait plus regarder. J'espère que vos vendanges seront aussi belles que les miennes, car là-bas dans mon Entre-Deux-Mers natal, entre Garonne et Dordogne, il est encore des coins où Ulysse après un beau voyage peut retourner plein d'usages et raisons vivre entre ses parents le reste de son âge ... Que les vignerons gardent courage, que les paysans reprennent le sillon, que nous soyons là à leur côté pour que les raisins ne deviennent jamais ceux de la colère.
Published by Marie-Christine Darmian-Gautron
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dans
Créon - Sadirac - Vayres - etc
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